Le 10 novembre dernier, les Grand Prix moto ont sacré 3 nouveaux champions du monde. Dans la coulisse, ce jour mettait également fin à une association vieille de 14 ans, entre Valentino Rossi et son chef-mécanicien, Jeremy Burgess. Ensemble, les 2 hommes ont dominé les GP moto dans les années 2000, cumulant 7 titres en catégorie reine. Pourtant, quelques heures avant le début du dernier week-end de la saison, l'Italien a annoncé à son partenaire qu'il s'agirait de leur ultime aventure commune. Face à la presse, l'Australien a fait bonne figure. A la veille de sa dernière course aux cotés de Rossi, Jeremy Burgess a partagé un long moment avec nous. Sans se départir de sa dignité, il s'autorise tout de même à lancer quelques piques savamment distillées à son protégé. Nous vous proposons aujourd'hui de découvrir la première des 3 parties de ce moment unique. Dans les lignes qui suivent, Burgess nous dit ce qu'il pense de Valentino Rossi, de sa décision et des chances qu'il lui donne de réussir.
GP-Inside : Jeremy, quelques jours se sont écoulés depuis l'annonce de votre séparation avec Valentino Rossi, on imagine que vous avez eu un peu de temps pour penser à cette décision et à ce qu'elle implique pour vous ?
Jeremy Burgess : "Oui, sur le coup, ça a été un vrai choc. Je lis beaucoup de biographies et je savais que cela pouvait arriver même si je ne m'y attendais pas. Je sais que les sportifs de haut niveau, lorsqu'ils approchent de la fin de leur carrière, sont souvent tentés de changer d'entraineur. Un ami, Darren Cahill, avait été recruté par André Agassi pour l'entrainer lors de ses deux dernières années. André voulait poursuivre sa carrière mais le changement d'entraineur n'a pas abouti à ce qu'il espérait. Dans le cas précis de Valentino, il veut, il croit, ou il a besoin d'un gros changement pour tenter de retrouver le statut qui était le sien. Il sait qu'il prend un gros risque mais il a besoin de tenter quelque chose. De ce point de vue, et avec ma connaissance de ce que font les autres sportifs de haut niveau, je comprends ce qu'il essaie de provoquer".
GP-Inside : Vous pensez que dans le cas de Valentino, cela peut fonctionner ?
Jeremy Burgess: "Je peux simplement dire que je l'espère, et que c'est sans doute la bonne décision".
GP-Inside : Vous l'espérez vraiment ?
Jeremy Burgess: "Oui vraiment. J'ai un respect immense pour Valentino, pour ce qu'il a fait dans le passé, car il a accompli des choses merveilleuses. Mais on sait également qu'il est aujourd'hui beaucoup plus proche du terme de sa carrière que de ses débuts. Comme tous les sportifs qui arrivent à ce stade de leur vie, il ne comprend probablement pas pourquoi ses adversaires sont plus rapides que lui. Lui, il se dit : "Je suis certain d'en être toujours capable, je peux soulever 60 kg à bout de bras, je peux faire tout ce que je faisais il y a 10 ans, et il y a même des choses que j'arrive à mieux faire". Mais quelque part dans le "processeur Valentino", les informations n'arrivent plus aussi vite. En Australie, on dit que le "gène de préservation" se met en fonction dans le cerveau à partir de la trentaine, c'est là qu'ils deviennent plus vulnérables, et on voit ça chez tous les sportifs".
GP-Inside : Et vous n'avez aucun ressentiment sur cette décision ?
Jeremy Burgess : "Absolument aucun. Si cela fonctionne, ce sera parfait. Cela signifiera que c'est ce dont il avait besoin et j'en serai très heureux. Et si cela ne fonctionne pas, cela fera partie des choses qu'il fallait essayer. Quoiqu'il arrive, pour moi, c'est une décision qui est positive car elle apportera des réponses".
GP-Inside : Si Valentino remporte le GP du Qatar, en ouverture de la saison 2014, comment le vivrez-vous ?
Jeremy Burgess: "Je serai réellement très content que cela arrive ! J'étais ravi quand il a gagné à Assen cette saison. Mais le principal, c'est d'arriver à être constant sur les 18 épreuves du championnat. Et c'est sans doute précisément dans ce domaine que les sportifs en fin de carrière souffrent le plus. Il sera toujours capable d'associer tous les éléments sur un week-end de course, mais pas forcément sur une saison entière. Et surtout la pression qu'il doit subir maintenant de la part de pilotes comme Lorenzo, Marquez ou Pedrosa est colossale. Ils forment un groupe de 4 pilotes au-dessus du niveau des autres, mais Valentino n'est pas suffisamment proche de la 3ème place à chaque épreuve. Si on regarde ce qu'il s'est passé à Valencia durant la 4ème séance d'essais libres, Valentino a été le plus rapide dans certaines sections du circuit. Ensuite, 15 minutes plus tard, en qualification, les autres ont été capables d'améliorer de 3/10èmes de seconde dans un seul secteur, alors que notre chrono n'a progressé que de 1/1000ème... On sait qu'ils roulent avec les mêmes machines, il n'y a pas de "super-réglage" pour la qualification, ce sont exactement les mêmes motos que 15 minutes plus tôt, donc ils arrivent à aller chercher autre chose. On ne sait pas ce que c'est, mais si on arrivait à le savoir et à le mettre en bouteille, on gagnerait des millions de dollars ! Ils ont ce petit truc en plus..."
GP-Inside : Valentino n'était pas chez Yamaha ces deux dernières années, on dit que la M1 est donc faite davantage pour Jorge Lorenzo que pour Rossi, qu'en pensez-vous ?
Jeremy Burgess: "La moto a beaucoup évolué mais on exploite maintenant le "control tyre" qui ne permet pas à Valentino de freiner de la manière dont il aime le faire. Casey Stoner et Dani Pedrosa n'ont pas du tout apprécié, eux non plus, ce changement. Mais Honda a réussi à adapter leur moto à ce pneu et Jorge Lorenzo s'est lui aussi adapté à son utilisation. On exploite maintenant une base de réglages très proche de la sienne. Sur les 10 dernières séances de qualification, il y a eu des progrès mais on a toujours un léger déficit qui fait que nous partons 4ème sur la grille en général et qu'à l'arrivée, de manière générale également, on termine en 4ème position. La moto est telle qu'elle est, et dans le même stand que nous, il y a le champion du monde sortant qui exploite cette machine avec ses défauts et ses qualités. Si Valentino avait été un jeune pilote, on l'aurait encouragé à piloter de la même manière que Jorge. Quand nous sommes revenus de chez Ducati, on a beaucoup joué avec les réglages de la moto. Chez Yamaha ils ont essayé de reproduire les caractéristiques de la M1 avec laquelle nous roulions en 2010 et ça a bien marché au Qatar pour le premier GP de la saison. Le problème, c'est que nous n'avons pas vraiment compris pourquoi cela avait aussi bien fonctionné. La moto était également très performante à Assen, mais sur les autres épreuves, on a toujours passé beaucoup de temps à modifier les réglages pour tenter de trouver des solutions, et je crois qu'avec tout ce que l'on a fait, Valentino a peu à peu perdu ses repères, et tout le monde autour de lui a suivi la même voie. Il était à la recherche de sensations qu'il avait connues dans le passé, mais il a changé lui aussi. Sur les 8 derniers Grand Prix, nous sommes revenus vers des bases exploitées par Jorge, mais quand on compare les chronos, Lorenzo est généralement 4/10èmes plus vite que nous et on retrouve aussi cet écart lors des qualifications. C'est la vie. Si nous arrivions à comprendre exactement ce dont nous manquions, évidemment que nos résultats seraient meilleurs. Mais rien ne dure éternellement dans la vie d'un homme. Une porte se ferme et une autre s'ouvre... Je n'ai absolument pas perdu ma passion pour tout ce qui se passe dans le paddock, ou sur la piste, pour la course en elle-même. Je suis toujours aussi passionné par la technologie de ces machines. La cadence que l'on peut avoir en course n'est que le résultat du travail de développement que l'on fait en amont. J'adore tout ce qui concerne ce travail de développement de la moto mais ensuite c'est aux garçons qui sont sur les motos de faire la course avec les machines qu'on leur fabrique".
GP-Inside : Au détour de certaines de vos réponses, on a le sentiment que vous êtes soulagé par la décision que Valentino a prise, c'est exact ?
Jeremy Burgess: "D'une certaine façon, oui. Je me suis toujours beaucoup inquiété de la sécurité de mon pilote. On a vu trop d'accidents horribles en moto et je sais très bien que si Valentino venait à se blesser grièvement, les gens se demanderaient immédiatement "pourquoi il ne s'est pas arrêté plus tôt ?". Rendre à Graziano et Stefania, ses parents, un Valentino en parfaite santé, c'est un soulagement. Surtout après avoir vécu le drame que l'on a connu avec Mick Doohan, je ne voulais pas revivre ça. Quand on sent que Valentino essaye de faire quelque chose dont il n'est peut-être tout simplement plus capable, c'est inquiétant. Lui, il est convaincu de toujours pouvoir être champion du monde, et j'admire cette conviction. Mais moi, je ne suis pas un homme de foi. Je suis un homme qui veut qu'on lui prouve les choses. Quand quelqu'un me dit "Je peux le faire", je lui réponds : "Montre-moi que tu peux le faire". Valentino n'a pas pu m'en faire la démonstration. On voit bien qu'il essaye, il fait tout ce qu'il peut, mais ça l'emmène en dehors de sa zone de "confort" alors que Marquez et Lorenzo n'en sont pas encore sortis. Valentino a eu tous ses succès en restant toujours dans sa zone de confort, ce n'est plus le cas. On voit bien maintenant en passant d'un circuit à un autre qu'on retrouve toujours les quatre mêmes noms en haut de la liste des temps, avec Crutchlow qui vient de temps en temps s'intercaler. En fin de week-end, la plupart du temps on a Marquez, Lorenzo, Pedrosa puis Valentino Rossi. Valentino donne tout ce qu'il peut, il a fait une très longue carrière, mais aujourd'hui il a 34 ans".
GP-Inside : Vous pensez qu'il risque de quitter sa "zone de confort" pour entrer dans une "zone de danger" ?
Jeremy Burgess: "Je ne veux pas parler de "zone de danger". On sait que les sports mécaniques sont dangereux. On ne peut pas déplacer un corps humain à de telles vitesses sans risque. C'est important de toujours garder ça à l'esprit. Barry Sheene disait : "Plus tu passes de virages dans ta vie, plus la probabilité d'être impliqué dans un accident est importante". On fait en sorte que tout se passe bien. Mais tous les pilotes doivent comparer leur implication, qui est de 100% pour Valentino, et les résultats qu'ils obtiennent en retour. Si, en me donnant à 100%, sans qu'il me soit possible de donner un fragment de plus, je ne parviens pas à obtenir le résultat que j'espère, c'est que le moment est venu de remercier tous ceux qui vous entourent et de se retirer en laissant le souvenir du grand champion que vous êtes. Peu importe que vous fassiez du football, du baseball, du cricket ou du basket-ball, chaque athlète, doit, à un moment dans sa carrière, prendre ce genre de décision. Je ne sais pas si Valentino doit prendre cette décision maintenant, mais il devra le faire un jour où l'autre. Il ne faut pas avoir peur de cette décision parce qu'on sait très bien, dès que l'on commence dans une voie, qu'il faudra arrêter un jour".
GP-Inside : Quelle a été la réaction des autres membres de l'équipe Yamaha ?
Jeremy Burgess: "J'ai parlé avec Nakajima (le responsable de l'équipe Yamaha Factory, NDLR) et chez Yamaha, ils sont sous le choc de cette nouvelle. Cela étant, quand on a un pilote comme Valentino, votre devoir est de mettre toutes les chances de son côté sinon cela ne peut pas fonctionner. Je crois que tout le monde est impatient de savoir ce qui va se passer. On sait que la moto est capable de gagner des courses, on le voit grâce au travail de l'équipe qui est de l'autre coté de notre garage. Il faut surtout souhaiter que Valentino puise suffisamment de motivation dans ce changement, que cela lui donnera l'impulsion dont il a besoin pour gagner en 2014. Cela va encore être une très longue saison pour tous les pilotes. On a vu que beaucoup d'entre eux se sont blessés cette année, ce que nous avons réussi à éviter, et pourtant nous ne sommes que 4ème du championnat. Ces garçons là, Lorenzo, Marquez, Pedrosa, sont redoutables"