[Fiction] Jésus marche sur l'eau..

Jésus marche sur l'eau...

Jésus Balez l'avait bien compris et malgré les journalistes qui faisaient monter la tension, il savait qu'il ne serait pas champion du monde cette année. D'ailleurs cela aurait été injuste. En fait, même si lui avait gagné trois courses, ce sera le vieux Johan qui comme d'habitude sera sacré. La meilleure machine, et peut être le meilleur pilote, il n'y avait pas de raison que cela change. Lui il n'était qu'un « rookie » devenu outsider par la grâce d'une saison pourrie par la pluie. De plus sa moto n'était pas une moto d'usine. Elle marchait bien, était bien au point mais ce n'était pas une bombe. Il en faut plus pour devenir champion.
Ce qu'il avait eu pour lui c'était la pluie, la pluie persistante et sans cesse recommencée par ces temps de réchauffement climatique. Il pilotait bien, très bien même dès qu'il y avait de l'humidité. Cela faisait la différence. C'est en tous cas ce que disaient les journalistes. Sur l'eau il était le meilleur, Jésus. Lui était un peu moins sûr de cette pseudo vérité. Il se souvenait du jour ou il avait eu le déclic, c'était dans l'inter saison, a Sépang. Dans le plus grand anonymat, il faisait ses premiers tours de roue en motoGP, dans le plus grand anonymat il découvrait ce qui lui paraissait être un monstre de puissance et de brutalité, pour tout dire il avait la peur au ventre, surtout que bien évidemment ce jour la il pleuvait et rester sur ses roues était un challenge.
Régler la machine...
Quelles sont les valeurs optimum pour ces circonstances « délicates » ? Ses mécanos n'en savaient guère plus que lui et son « ingénieur » n'en savait rien non plus, vu qu'il n'était là que par la grâce d'une grande gueule et d'une façon efficace de réécrire l'histoire à son avantage. Il convenait donc après avoir tout assoupli de régler l'ECU standard pour donner plus de douceur a un moteur qui n'avait été conçu que pour prodiguer des chevaux sinon indomptables en tous cas survitaminés. Au moment ou des valeurs choisies de façon arbitraire devaient être rentrées dans la mémoire, une umbrella girl qui émargeait chez un fabricant de boisson pour bœufs se croyant taureaux , traversa le stand pour ne pas avoir à « essuyer » le déluge extérieur. Les dures lois de la physique s'appliquent aussi aux bretelles de justaucorps et celle de gauche injustement réduite à pas assez céda sous le poids de trop de silicone.  Ce que l'on vit alors émut cette trop mâle assemblée, au point que les esprits ne furent plus tendus que vers ce spectacle inopiné . Cela dura peu mais les paramètres austères  de la boite noire en furent décalés, décalés d'une ligne. L'émotion étant retombée et le reste aussi, on se remit au boulot et l'on finit de remonter la machine ; la première séance d'essai pouvait commencer.
Jésus s'appliqua le nez dans son guidon, il tourna, tourna, sans regarder les panneaux qu'on lui tendait. Quand il rentra aux stands, les applaudissement dans la pit-lane le surprirent un peu ; mais, se dit-il, ce doit à être comme ça en moto GP. Dans son stand l'ingénieur lui tapa sur l'épaule, et il comprit alors en regardant le grand écran que c'était lui qui avait fait le meilleur temps.
Les autres équipes vinrent aux renseignements, mais sur le coup l'on pensa que l'on avait à faire à un acrobate surdoué. Une étoile était née un jour de pluie.
Vinrent les courses, on crut à l'anonymat retrouvé. Honnête mais moyen il se stabilisa dans le dernier quart du tableau. Quand le cirque fut revenu en Europe, la pluie revint aussi. La première séance d'essai fut catastrophique. On repassa les paramètres et l'on ne décela rien. Par prudence on décida quand même de recharger le « setup » de Sépang qui avait été sauvegardé sans que l'on prit garde à son contenu précis.  
Le dimanche à 16 heures Jésus avait remporté sa première victoire. Ce fut du délire. L'ingénieur qui n'était pas aussi bête que son arrogance le laissait croire compris très vite ce qu'il en était d'autant plus que c'est lui qui avait occasionné le décalage. Il ne dit rien à personne. Jésus était maintenant célèbre. C'est l'umbrella girl qui le soir, naïvement le lui fit remarquer quand ils furent seuls dans la chambre d’hôtel.
La pluie continua à tomber sur l'été pourri de l'Europe. Les concurrents de Jésus firent de même en essayant de s'accrocher. On analysa son style, on le décortiqua. En fait il accélérait beaucoup plus tôt que les autres, tout en douceur, sans se mettre en travers. Cela lui permettait alors de faire des extérieurs de folie.Il devint « Jésus marche sur l'eau ». A vrai dire sa renommée lui montait un peu à la tête. Les moteurs pourtant scellés en début d'année, se mirent à mieux marcher sur le sec, KTM qui les avait fournis jura qu'il n'y avait pas de raison. Mais maintenant par beau temps Jésus finissait régulièrement dans le top 5...
A Misano, il pleuvait encore ; un peu comme en 2014. Marc n'était pas vraiment photographe, mais il faisait comme si et son entregent faisait le reste. Depuis des années, chaque fois qu'il venait sur un grand prix, il disposait de toutes les accréditations nécessaires. En fait il était connu comme le loup blanc et personne ne s'étonnait de sa présence pas vraiment motivée. Pour la FP1 il convainquit son Nikon de sortir malgré la pluie et ils s'installèrent derrière un muret au fond d'un bac à gravier. Peut être pourrait-il faire des gros plans sur des mystères mécaniques, les carénages survivant rarement à une traversée du gravier. La pluie ferait le reste.  
On lui avait offert récemment une caméra qui normalement devait être embarquée, genre Go Pro. Il ne savait pas trop qu'en faire, mais il la faisait suivre quand même. Il ne savait  pas encore vraiment l'utiliser. Après l'avoir tripotée, il la posa sur le muret à coté de lui.
Jésus était au sommet de son art. Le succès appelant la confiance, il donnait un spectacle somptueux. Complètement désinhibé, il se permit même ce jour là de faire un extérieur d'anthologie à Johan. Devant Marc et devant sa caméra. Mais il pleuvait vraiment trop, Marc voulut rentrer à l'abri, il ramassa sa caméra et vit la petite LED clignoter. Tiens ça marchait, pris de curiosité, il se passa la séquence enregistrée.. Maintenant insensible à la pluie, il revoyait pris sous un angle incroyable, le dépassement de Jésus sur Johan. On ne voyait pas bien sur le petit écran de la Drift, mais le spectacle restait captivant. C'est le bruit qui lui fit lever les yeux. Ce coup ci Jésus s'était loupé. Il glissait sur le dos dans les graviers. Les morceaux de plastique volaient encore et la moto s'immobilisait près de la piste.
Jésus se releva, même pas choqué, déjà les commissaires arrivaient. Il marcha vers le muret et s’assit pour retrouver ses esprits. C'était une occasion que Marc ne pouvait pas louper. Il s'approcha :
-Ça va ? Demanda t-il bêtement
-Ça pourrait aller mieux ! répondit Jésus
Venant au secours du journaliste il continua :
-Je me suis déconcentré un instant, et voilà... mais bon, je ne me suis pas fait mal.
-Ton dépassement de Johan c'était quelque chose !
-J'ai pas bien réalisé.
Marc repassa la séquence sur sa caméra. Jésus était avide de tout ce qui le montrait à son avantage, il n'avait pas la grosse tête et restait avenant, mais il aimait se contempler dans ses moments glorieux, il collectionnait images et vidéos de lui. Il les gardait pour lui seul et se les repassait dans les moments de calme. Il aimait se voir « en gloire ».
Ils rentrèrent ensemble vers les stands. Jésus demanda à Marc de l'accompagner. Ils furent accueillis par l'inquiétude et la déception de toute l'équipe. Après toutes les explications d'usage, Jésus demanda à l'ingénieur de lui passer sur le grand écran la vidéo du dépassement. Ça lui remonterait le moral.  L'homme de l'art hésita mais finalement il prit la carte mémoire que Marc lui tendait et la glissa dans son laptop. Les images apparurent sur le grand écran fixé au plafond. C'était superbe et saisissant. On repassa la séquence au ralenti. Ouaouh !
Jésus demanda à Marc si il pouvait copier la vidéo. Marc se laissa convaincre, mais ce fut plus  difficile concernant le chef, il aurait préféré que ces images passent par le cloud. Il finit par accepter et décida de ranger le fichier dans un coin de son disque dur. Jésus le récupérerait tout à l'heure dans l'hospitality.
Marc se crut obligé de s'excuser :
- C'est un peu long, ces fichiers vidéos sont vraiment très gros...
Le journaliste prit congé pour aller, dit-il, chercher d'autres infos. Il passa par la porte de derrière et discuta avec des connaissances dans l'allée. Il finit par rentrer dans l'hospitality Honda. Il s'assit et on lui proposa un café qu'il accepta.
-Salut Marc ! Quel bon vent t'amène ?
C'était Alex, un ingénieur que Marc avait rencontré au gré de discussions passionnées et néanmoins techniques sur un forum appelé « Pit-Lane ». Depuis toutes ces années, il était monté en grade et avait maintenant la responsabilité de la logistique grand-prix chez le constructeur nippon.
- Je viens te rendre la carte mémoire que tu m'avais prêtée.
- Ah, merci beaucoup !
Depuis le début de la saison le miracle Jésus avait fait couler beaucoup d'encre sur le forum et plusieurs pensaient que le talent du pilote n'expliquait pas tout. Il devait y avoir quelque chose de plus, une trouvaille technique, un peu comme les branchements bizarres de Marquez en moto 2 des années auparavant. On allait enfin savoir, Alex saurait quoi faire des données pompées dans l'ordinateur du stand voisin.

En fait, on ne sut jamais rien. Alex était maintenant trop occupé, on lui avait confié la responsabilité technique de la moto du coéquipier de Johan, Le jeune et prometteur Fabio. Il n'avait plus le temps de traîner sur le forum.
Pluie ou pas pluie la KTM ne gagna plus de courses, elle était maintenant et quoi qu'il arrive systématiquement barrée par les deux Honda officielles. Jésus qui bien sur avait compris, vieillit de cinq ans d'un coup et se noya dans les regrets. La fin de la saison vit le retour à l'ordre normal des choses, et même il finit par faire soleil.

Notre conteur préféré est de retour : Yeeessss !

Les dures lois de la physique, ça me rappelle quelqu'un.
Mais là, je sais pas pourquoi je me sens "plusse" intéressé.
Une pédagogie réussie ça tient souvent au choix des exemples. La bretelle qui cède sur un excès de transfert de charge, le spectacle inopiné, les esprits, puis les ... tendus, c'est tout de suite moins austère (de bois, paraît-il).

En tout cas, jm encore une histoire réussie.

Merci pour ce joli conte, presque une allégorie.

Après la pluie, le beau temps. L'ordre des choses prévaut toujours, même le hasard est impuissant, fût-il siliconé.

Si JM veut en faire un recueil, faudrait pas traîner : bientôt l'époque des prix littéraires...

Jmdonnat , le retour , un grand

Toujours accrochant, merci,

Terrible

Ah..... enfin!

Celle-la, je me la garde pour ce soir, au calme...



Merci Jean Marc!

Merci Jean-Marc !

merci ... c'est  terrible comme  les images  se forment  naturellement devant  mes yeux ...
et meme si je ne saisis pas toutes les finesses narrées, je me délecte de ces mots couchés..

Ah, le taulier comme outil d'espionnage :)
Bravo !

Je n'avais pas tout saisi a la première lecture :)

Marc, vecteur Ebola ?

Bravo et merci...
Comme pour les autres "épisodes", que j'invite vivement les nouveaux venus à découvrir.
Dans la case Rechercher tapez "fiction" ça suffit

Un illustrateur devient nécessaire, cherchons.

En attendant un détournement:

Merçi JM.

Quelles sont les 2 clés des succès de Jésus, après XX siècles au hit ? Par tous les seins, les femmes, pardi !
Les frangines de Drummers et leurs produits dopants (le plastique c'est fantastique, le caoutchouc super doux...) et Ptite Ducat, sa photographe attitrée pour la mise en valeur et pour la météo (pas le président Poire, oh non).
Chapeau JM

Bravo JM,
il faut toutefois rappeler que Jésus n'a pas pu faire le dernier GP de la saison, il était suspendu ...

Oui mais il n'y a pas que ça

Merci pour ce moment...
Je suis toujours fasciné par ton imagination!



Parce qu'il en faut beaucoup, pour me faire passer pour un benêt!

Chapitre Fiction : tout est permis, et même recommandé.

c’était les premiers téléphones avec appareil photo, donc la qualité est pas terrible.
Un oeil averti reconnaîtra cependant le port de la Rochelle, et un très très bien averti me reconnaîtra moi aussi.

Vous seriez peut etre plus interessé par la transformation de l'eau en vin? Oui mais c'est pas le sujet...

yves kerlo a écrit:

Bravo et merci...
Comme pour les autres "épisodes", que j'invite vivement les nouveaux venus à découvrir.
Dans la case Rechercher tapez "fiction" ça suffit

Un illustrateur devient nécessaire, cherchons.

En attendant un détournement:

J'ai commencé à lire...
Donnat/Serre, cela aurait été très bien, mais n'est pas ce Serre qui veut, cela donne à réfléchir...

Excellent et excellente analyse : " La bretelle qui cède sur un excès de transfert de charge"