La seule concentration que je voulais faire à tout prix, c'était celle des Eléphants. En 1982, c'était LA concentration, la plus célèbre.
Le petit mono a parcouru les milliers de kilomètres en 6 jours (et deux nuits) sans aucun souci. Le pilote eut parfois plus de mal! Mais quel souvenir!
Il m' inspiré un petit texte bien des années après.
Le réveil, insistant, le tira d’un trop court sommeil. Mais, c’est avec joie qu’il se retira des draps douillets à 2 heures du matin.
Avec précaution, pour ne pas réveiller ses parents, il descendit l’escalier de bois qui grinça doucement sous ses pas feutrés.
Il aperçut sa moto, au fond du garage, qui semblait l’attendre, les sacoches en skaï déformées par le chargement.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] Il pénétra dans la cuisine et alluma la radio pour arrêter le silence ambiant.
Il prépara avec un soin particulier le petit déjeuner, comme pour calmer l’excitation qui s’installait en lui. Il pressa deux oranges et mit la casserole de lait sur le feu. Il laissa le liquide frémir et assista à sa montée dans le récipient. Il éteignit le gaz au tout dernier moment, juste avant que le lait ne déborde.
Il posa le vieux bol fêlé, souvenir de la maison de ses grands-parents, avec une pensée pour eux.
La chatte de la maison le rejoignit ; il fut heureux de sa présence, et se surprit à lui parler.
« Je ne pars que pour une petite semaine ».
Elle grimpa sur la toile cirée de la table et attendit patiemment qu’il ait terminé son chocolat chaud. Elle savait qu’il laisserait un fond du breuvage qu’elle pourrait laper.
Il fit ensuite un passage éclair dans la salle de bain ; il avait pris une bonne douche avant de se coucher et ne voulait pas trop se retarder.
Sur une des chaises du salon, ses vêtements l’attendaient ; il les enfila méthodiquement, en prenant garde à bien les recouvrir de façon à ne laisser passer aucun filet d’air.
Enfin, il revêtit sa veste et son pantalon de barbour à l’odeur caractéristique. La veille, il avait procédé à leur entretien en les graissant généreusement avec de la graisse de phoque.
La cagoule de soie noire finalisa son harnachement.
Il ouvrit la lourde porte de bois du garage et sortit sa moto.
Dehors, la nuit était noire et il fut saisi par le froid de ce mois de février. Il alla chercher la clef de contact, à gauche sous le réservoir bleu, leva la tirette du starter au niveau du carbu. Il déplia le kick et ; d’une poussée franche le rabaissa. Le petit monocylindre se réveilla dans ce bruit feutré qu’il appréciait tant.
Il enfila ses gros gants d’hiver et enfourcha sa moto. Une pression sur le sélecteur, le voyant de point mort s’éteignit ; il relâcha doucement le levier d’embrayage.
Il était parti. Enfin !
Il traversa sur un filet de gaz la ville endormie. Progressivement, il s’éloigna des artères éclairées. L’obscurité et le froid le saisirent sur cette route déserte. Il comprit que le long chemin qu’il entreprenait allait être parsemé d’embûches mais cela ne le découragea pas. Au contraire, il se sentait armé pour affronter les 2000 kilomètres qui l’attendaient jusqu’à cet endroit mythique, quelque part en Autriche.
Son minuscule phare diffusait une vague lueur devant lui. Les traversées de villages, il les recevait comme une pause dans son combat contre le froid. Il diminuait la vitesse, la température gagnait quelques degrés et l’éclairage public finissait de le réchauffer.
Régulièrement, il faisait une pause sur le bord de la route pendant laquelle il frappait dans ses mains pour tenter de retarder leur engourdissement.
Enfin, son horizon s’agrandit et il commença à distinguer son environnement ; les première lueurs annonciatrices de l’aube arrivèrent comme un cadeau et il se surprit à chanter sous son casque pour fêter la fin de cette nuit d’encre.
Le ciel prit une couleur bleu foncé et quelques nuages aux tons de rose s’installèrent au dessus des collines avoisinantes. Il guetta avec une certaine impatience l’arrivée du soleil. Enfin, ce dernier sembla sortir de terre et envoya ses premiers rayons sur la visière de son casque.
Il s’arrêta au premier café et commanda un chocolat chaud. Quelques clients buvaient leur café du matin, accoudés au comptoir.
Alors qu’il enserrait avec délice la tasse brûlante de ses mains gelées, il eut conscience de son décalage avec ces personnes sur le point de rejoindre leur lieu de travail. Il en oublia les morsures du froid.
La journée se poursuivit dans une douce euphorie. Le soleil omniprésent lui donnait des ailes. Son corps réchauffé se détendait .
La lumière du jour déclinait alors que l’équipage entamait la montée du col de Montgenèvre. Le soleil l’abandonna au détour d’un virage et il sentit la fatigue l’envahir.
Il s’arrêta dans le petit café de Briançon, occupé par quelques joyeux papys qui jouaient aux cartes en discutant bruyamment. Il se sentit bien dans cette atmosphère chaleureuse. Il alla demander au patron s’il pouvait planter sa tente dans un pré voisin.
L’homme partit d’un grand rire.
« Malheureux, tu va mourir de froid, le thermomètre est descendu à moins 18 la nuit dernière ! ».
Près de lui, un joueur releva la tête et lui annonça : « Je vais t’héberger, petit. J’ai une chambre de disponible dans ma maison et je m’en voudrais de te laisser mourir de froid ».
L’homme plongea la louche dans la grosse marmite noircie placée au dessus du feu dans la cheminée . Il remua la soupe qui mijotait dans la grande cheminée de la pièce principale de la vieille maison.
Il semblait heureux d’avoir invité ce motard. C’était l’occasion pour lui de mettre un peu de vie à sa soirée.
Pendant qu’il remplissait les assiettes, il le questionna sur sa présence ici, en plein cœur de l’hiver. Son interlocuteur lui parla de cette grande manifestation qui réunissait les motards européens près de Salzbourg, de son rêve d’y participer depuis qu’adolescent, il avait lu un article sur cette concentration. Il avait pu se libérer une semaine en séchant quelques cours de fac et réalisait enfin ce projet qui le tenait à cœur.
Devant le feu qui crépitait, il écouta ensuite le vieil homme lui raconter sa rude vie de berger dans cette région de montagne.
Le lendemain matin, très tôt, les deux hommes se retrouvèrent au petit déjeuner.
Le jour était levé, il était temps de reprendre la route. La selle de sa moto avait blanchi, le froid était vif. Il serra chaleureusement la main du montagnard .
Ce dernier lui dit simplement :
« Sois prudent, petit ».
Il pesa de tout son poids sur le kick mais celui-ci, bloqué par le froid, refusa de fonctionner.
Heureusement, la rue était en pente et il laissa la moto prendre de la vitesse, puis embraya, sur le troisième rapport. Le moteur se réveilla dans un bruit métallique inquiétant ; Il supposa que l’huile était figée avec une telle température négative et il le laissa tourner longuement avant d’entamer sa route vers l’Italie proche.
Il descendit le col avec prudence, attentif aux nombreuses plaques de verglas. Un sentiment de liberté sans limite l’envahissait.
Il roula toute la journée, au rythme tranquille de sa petite 125. Parfois, il s’extasiait à la vue des vieilles Moto Guzzi Falcone, à moteur horizontal, souvent conduites par de vieux messieurs et dont le pom-pom grave résonnait dans les rues des villes traversées. L’Italie semblait être Le pays de la moto.
Il apprécia tout particulièrement la route qui longeait le lac de Garde alors qu’il se dirigeait vers l’Autriche. Enfin, il arriva au poste frontière. La nuit s’installait et le froid avec.
Il fit la rencontre d’un motard, un Italien, tout jeune retraité qui, pour fêter la fin de son activité, avait décidé de rejoindre son fils parti quelques jours plus tôt, à cette célèbre concentration des Elephants, au guidon de son V-twin Guzzi.
Il s’appelait Capel, était rempli d’enthousiasme. Ils décidèrent d’un commun accord de rouler ensemble jusqu’à Salzbourg.
L’épreuve commença. Le thermomètre du poste frontière indiquait déjà –14 degrés.
La nuit fut un long combat contre le froid, ponctué par des arrêts réguliers obligatoires dans les cafés.
Ils rentraient, transis, dans ces lieux surchauffés, tentaient de se réchauffer à coup de chocolats chauds. De plus en plus difficilement au fur et à mesure de l’avancement de cette nuit interminable, il devenait douloureux de renfiler leur équipement pour affronter l’air glacial de l’extérieur. Ils savaient que , dans quelques minutes, les doigts commenceraient à être engourdis et qu’ils allaient se battre pour résister le plus longtemps possible avant d'abdiquer dans un prochain café.
Les kilomètres défilaient lentement sur le petit compteur du CG ; parfois, quelques plaques de neige semblaient surgir du néant et occasionnaient des montées d’adrénaline. Le ridicule phare de 25 watts était impuissant à percer cette nuit d’encre.
A aucun moment, il ne regretta de s’être embarqué dans cette épreuve ; il se contentait de mettre toute son énergie dans cette lutte contre ce froid qui le transperçait.
L’arrivée de l’aube fut vécue comme une délivrance et il frémit de bonheur lorsque les premiers rayons de soleil éclairèrent la campagne environnante.
Encore quelques kilomètres et ils arrivèrent à une bifurcation. A partir de là, la route était complètement enneigée sur les derniers kilomètres. Capel se laissa surprendre et ne put retenir sa lourde moto. Une chute sans gravité.
Enfin, il y eut la traversée d’un petit tunnel d’accès au circuit de Salzbourg.
Là, ce fut le choc. Des centaines de motos et de tentes dans cette étendue enneigée, des feux de bois.
Il se hâta de monter sa tente ; il était impatient de se promener sur le circuit.
Toute la journée, il put admirer les motos présentes et s’imprégner de l’ambiance. Les transformations les plus ingénieuses ou les plus farfelues étaient monnaie courante ici.
Il ne ressentait pas la fatigue de sa nuit blanche.
Le froid s’installa avec la nuit et il s’engouffra tout habillé dans son sac de couchage. Il passa une nuit agitée, transi.
Très tôt le matin, il se leva. Ses voisins avaient déjà allumé le feu. Au moment d’enfiler ses bottes, il dut se rendre à l’évidence que, durcies par le froid, elles opposaient une résistance farouche. Il se rapprocha près des flammes pour les assouplir.
« La température est descendue à –20 degrés » lui annonça-t-on.
Il resta longuement près du foyer en regardant la vie s’installer sur le circuit. Il serait volontiers resté une journée de plus mais le temps lui manquait.
Alors, il chargea son petit mono tout givré. Il ressentait une certaine fierté devant les regards admiratifs de ses voisins, tous propriétaires de grosses cylindrées. Il encouragea mentalement son petit moteur qui dut l’entendre car il démarra sans coup férir à la première impulsion sur le kick. Il eu droit à quelques pouces levés en l’air en signe de félicitation. Il était sur son petit nuage.
Enfin, il découvrait l’Autriche de jour et il emprunta les petites routes, traversant de nombreux villages. La neige recouvrait les prés et il rencontrait parfois des personnes faisant du ski de fond. Le soleil avait décidé de l’accompagner et il se laissa bercer par la douce atmosphère de cette journée de février.
Peu avant la frontière, il s’arrêta dans une station d’essence. Pendant que le pompiste faisait le plein, il remarqua le pré attenant.
Avec forces gestes, il lui demanda s’il pouvait s’y installer pour y dormir.
Son interlocuteur, après lui avoir vainement conseillé un hôtel un peu plus loin, l’autorisa à s’installer. Il semblait interloqué par cette demande inhabituelle.
Ce soir là , la tente resta sur le porte bagages et il s’engouffra dans son sac de couchage avec le plus beau toit du monde au dessus de sa tête.
Lorsqu’il ouvrit les yeux, il aperçut, de l’autre côté de la route, un groupe de personnes devant l’arrêt de bus.
Conscient du spectacle insolite qu’il présentait, il se leva et chargea rapidement sa moto, devant les regards étonnés.
De nouveau, la route. Encore 1400 kilomètres à effectuer et un impératif : être à la maison demain soir, pour reprendre ses cours de fac.
Une nouvelle nuit blanche se profilait à l’horizon, mais, loin de l’inquiéter, la perspective de cette longue route le remplissait de joie. Le cœur léger, il parcourut les belles routes du nord de l’Italie sous un beau soleil qui réchauffait l’atmosphère hivernale.
La journée se déroula comme dans un rêve.
L’obscurité naissante, la vision de quelques nuages menaçants eurent raison de son enthousiasme. Il se sentit soudain mois fringant face aux Alpes qu’il allait devoir franchir de nuit Le petit monocylindre grimpa le col à allure d’escargot.
Alors qu’il traversait lentement la ville de Briançon, un automobiliste le dépassa et s’arrêta plus loin. Il sortit de sa voiture un peu plus loin en lui faisant de grands gestes pour l’inviter à s’arrêter.
Intrigué, il stoppa près de l’homme qui lui demanda s’il revenait de la concentration des Eléphants.
« J’y étais moi, aussi et je suis rentré hier . Suis moi, viens te réchauffer à la maison ».
La soupe brûlante avait un goût divin et il la dégusta lentement.
Il dut faire un effort surhumain pour quitter cet appartement douillet dans lequel régnait une douce chaleur et retrouver l’obscurité et le froid.
La nuit lui parut interminable. La route sinueuse, le phare ridiculement faible, la fatigue accumulée constituaient un cocktail détonnant ; ses trajectoires devenaient hésitantes et il luttait contre le sommeil. Quand il commença à voir la route tanguer sous son regard, il comprit qu’il devenait urgent de s’arrêter.
Il aperçut un parking sur lequel stationnaient quelques poids lourds.
Il descendit de sa moto comme un zombie, déroula son sac de couchage à même le sol, jeta un œil à sa montre. Il était 4 heures. Et il s’écroula dans un sommeil profond, instantanément.
Ploc ; Ploc. Quelques gouttes s’écrasèrent sur son visage et le réveillèrent brutalement. Le cadran de sa montre indiquait 4H20. La météo lui avait accordé vingt malheureuses minutes de sommeil.
Il replia rapidement son sac de couchage et reprit la route. Etonnamment, sa fatigue semblait l’avoir quitté et il put assister à la fin de cette nuit interminable.
Le jour n’était pas encore là quand il traversa la place d’un village. La devanture éclairée du café l’attira comme un aimant et il s’engouffra dans la salle pour y dévorer six croissants et un chocolat chaud, sous l’œil mi intrigué, mi amusé du serveur.
Il réalisa qu’il devait avoir bien triste mine après tous ces kilomètres et ces courtes nuits de repos.
Le soleil s’invita et lui donna des ailes pour terminer sa dernière journée de route. L’arrivée de plus en plus proche du domicile familial lui donnait des ailes.
A 70 kilomètres de l’arrivée, alors qu’il se laissait glisser dans la longue ligne droite qui longeait les Pyrénées, une voiture de gendarmerie le dépassa ….. puis serra la petite moto tout en ralentissant, jusqu’à coincer l’équipage contre la rail de sécurité . Les deux gendarmes sortirent du véhicule, lui demandèrent les papiers et entamèrent leur contrôle un brin soupçonneux. Enfin, après les avoir questionné sur la raison d’une intervention aussi brutale, ils lui avouèrent qu’ils étaient à la recherche d’un voleur qui avait dévalisé une banque dans la matinée et s’était enfui au guidon d’une moto bleue.
« Ma moto n’est peut-être pas l’engin idéal pour s’enfuir » leur répliqua-t-il en souriant, tout en leur montrant le petit moteur et les nombreux bagages.
Plus que quelques kilomètres, les premières maisons de sa ville et , enfin, le portail ouvert de la demeure familiale.
Vite, un bain brûlant !
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