Pour ceux qui veulent en savoir un peu plus sur Franck Lucas,voici quelques extraits de ses sept vies ,comme les chats! Et encore il n'est pas fait mention de sa participation a un jeu televisé ou il m'avait bluffé par ses connaissances en astronomie.La carte du ciel et des galaxies n'avait aucun secret pour lui.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]« Il ne faut jamais perdre l’occasion de se faire un ami ! » furent les premiers mots de Franck Lucas, en me tendant la main. « Aujourd’hui, j’ai le cœur bien fatigué. Mais il faut dire que je l’ai mis à rude épreuve, tout au long de ma vie ! ». Et quelle vie!
« Mon premier métier consista… à me faire casser la figure! »
« A 16 ans, je fugue de chez parents, avec mon vélo, le baluchon sur le dos. C’était le 1er mars 1950. Je m’en rappelle comme si c’était hier…
J’avais lu dans le journal une petite annonce : «On demande des employés pour manège, champ de foire de Dinan ». Et je parcours dans la journée les 280 kilomètres qui me séparent de cette fête foraine. En passant devant une baraque de lutte, je suis interpellé par le patron de l’attraction « Les Arènes Romaines ». « Eh petit, si tu veux, je t’embauche pour la journée! ». Je veux bien. Que faut-il faire ? « Voilà, pendant le boniment, tu te promènes dans la foule, et lorsque je demanderai un amateur pour boxer mon champion, tu lèveras le bras, ok ? ». Mais Monsieur, je n’ai jamais boxé ! « Ce n’est pas grave, suis-moi…». Et quand le public s’est amassé devant le stand, et que le forain a demandé qui oserait combattre son champion pour gagner la prime, et bien… j’ai levé la main. Comme on me l’avait demandé. Mais à ma grande surprise, j’étais le seul à relever le défi !
On me jette une paire de gants que j’attrape au vol, et j’entre dans l’arène. J’enlève mon pull, ma chemise et me présente torse nu. J’étais paniqué. Bébert le Nain m’enfile les gants, et tout en me les laçant, me glisse tout bas :
« Ça va aller, p’tit. T’énerve pas surtout.
Encaisse, c’est tout ce qu’on te demande ».
Quand le gong a retenti, je me retrouve au centre du ring… et je cogne, comme un furieux ! L’arbitre nous sépare. Je suis atteint en plein visage par un direct magistral. Je titube. Le gong me sauve. Dans mon coin, j’entends à peine cette phrase : « Boxe gentiment, ne t’énerve pas, j’t’ai dit ! Sinon, Billy va te corriger ». Le combat reprend, et mon adversaire fait une démonstration… Le public vocifère. Au bord du KO, le match se termine enfin. L’arbitre lève pourtant nos deux bras, et s’écrie : « Bravo. L’amateur s’est bien battu, je déclare le match nul ! La coutume veut alors que le challenger fasse la quête auprès du public, et qu’il récupère l’intégralité du montant ». Ah bon ? Je me rhabille en vitesse, et je me remplis les poches de pièces et de billets. Alors que je regagne la sortie, le speaker ajoute: « Cher public, nous jugeons que ce match mérite une revanche. Un autre combat est nécessaire pour départager nos deux boxeurs. Jeune homme, acceptez-vous ?». Je fais oui de la tête. « Bravo mon ami. Cher public, prenez vos tickets pour la prochaine séance qui va commencer ! ».
J’étais moins impressionné cette fois, et je me bats mieux. Mais mon adversaire est déclaré vainqueur. Le public crie au scandale. Alors le directeur propose… une nouvelle revanche ! Et je refais la quête. Encore plus fructueuse ! Je recommencerai encore et encore, ce même combat, quête après quête, tout au long de la soirée. 15 représentations, soit trente rounds au total ! Mon balluchon était rempli de billets! Bien-sûr, je n’ai jamais été déclaré vainqueur... A dix heures du soir, je quitte la fête foraine, épuisé, démoli… mais riche ! Les gens qui me croisent, disent, admiratifs: « c’est le boxeur ! ». J’étais heureux. Je décide de rentrer chez moi, la tête haute. J‘étais parti avec mille francs, je rentrais avec 10 000!
Fous de joie, mes parents me serrent dans leur bras. Mais les jours qui suivent, je n’arrive pas à chasser de mon esprit la foule, les applaudissements, la fête, les cris, la musique… Je fais alors en vélo toutes les fêtes foraines de la région. Je ne retrouverai jamais les « Arènes Romaines », mais je découvre bien mieux :
«Le Mur de la Mort! »
Une attraction monumentale. Une immense cuve de bois de 9 mètres de diamètre, sur 6 mètres de hauteur, coiffée d’un chapiteau de toile. Un homme, habillé comme un cavalier cosaque m’interpelle : « Dis-donc mon gars, t’es pas coureur cycliste, toi ? » Je dis crânement : « oui !». « Alors viens-voir, je t’invite au spectacle ! ». Je suis monté en haut du mur, et quand j’ai vu ce qui se faisait à l’intérieur, je me suis dit : « ça c’est un truc de fou ! ».
Au fond de ce puits de bois, je vois mon bonhomme démarrer une somptueuse moto noire : une NSU. Il fait quelques rotations avant d’aborder le pan incliné qui permet de grimper sur le mur. Il prend de la vitesse et soudain, il lance sa machine à l’assaut de la paroi verticale. L’homme et la moto, plaqués par la force centrifuge, atteignent le sommet de l’appareil, frôlant même le câble protégeant les spectateurs. J’étais subjugué. Il s’en suit une série d’acrobaties : en lâchant les mains, en saluant le public, en plongeant vers le bas, en s’asseyant successivement d’un côté ou de l’autre de sa monture etc… Le public était en transe ! Je décide de partir avant la fin des numéros… tant je suis effrayé ! Mais le forain me rattrape et me dit: « Alors, ça t’a plu ? ». Je n’ai pas osé dire non. Il ajoute : « Je cherche un coureur cycliste pour tourner… en vélo ! ». J’ai répondu : « C’est possible, en vélo ? ». « Mais bien-sûr ! On a tous débuté ainsi! »
« Je n’y arriverais jamais, monsieur:
j’ai déjà la tête qui tourne quand je valse ! »
« T’inquiète. Entre dans la cuve. Enferme-toi et roule gentiment ». J’accepte, mais à chaque fois que j’attaque le mur, les roues se dérobent et je prends une gamelle. Pourtant le patron me propose de faire une première exhibition en public ! La foule se presse en haut du mur et il déclare tout net : « Mesdames et Messieurs, vous allez assister à l’entrainement d’un jeune champion cycliste qui veut apprendre à tourner dans le mur. Nous vous demandons d’être indulgent avec lui, car il n’y est encore jamais parvenu. Applaudissez-le !». Et je tourne sur le plan incliné. Je tourne, je tourne, mais impossible de monter sur les parois. Chaque fois que j’essayais, patatras… Et en pleine représentation, je vois arriver mon père et ma mère! Ils n’ont rien osé dire, et ils sont repartis. Est-ce dû à l’orgueil ou à la fierté ? Je me lance encore plus vite et… je réussi à mettre la roue avant sur le mur. La roue arrière a suivi et… ça y était ! Miracle ! Je roulais sur les parois verticales!
« Je m’élevais enfin ! »
Le patron m’a alors ordonné de redescendre. Ce que je fis, en douceur, sans chuter. J’avais la tête en feu, au bord de l’évanouissement mais… j’étais heureux! Et rapidement, je suis passé aux acrobaties moto. J’ai fait alors pas mal d’attractions sur le même principe : le Mur Australien, la Piste infernale, le Tourbillon mortel….
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Le trio Stanley avec Franck Lucas à droite de l'image, 1954.
«Et je suis devenu un Champion dans le Mur de la Mort! »
Mais un jour mon patron s’est littéralement envolé lors d’un entrainement. Oui, envolé ! Le câble de sécurité, qui protège les spectateurs, n’étant pas encore monté, sa moto a giclé de la cuve à pleine vitesse… et le patron avec! Il s’est éventré en atterrissant sur un des poteaux du chapiteau. Il a survécu, mais pendant ses longs mois de convalescence, j’ai dû reprendre l’affaire en main afin d’assurer la saison. J’ai passé rapidement tous les permis de conduire (Poids-lourd, Transport en commun, Moto etc…) et j’ai pris la route avec tout le convoi ! J’engageais des « extras » pour monter le Mur. Et une fois la cuve montée, je présentais le spectacle… à moi tout seul !
« A une époque, je faisais même rentrer un lion dans la cuve,
et je tournais au-dessus! »
Pauvre bête, elle était affolée. Cela dit, ce n’était vraiment pas le moment de tomber ! Et j’ai commencé à gagner pas mal d’argent. Autant qu’un directeur d’usine de l’époque ! A la fin de la saison, je m’étais même offert une 6 cylindres Citroën DS: la même que celle du Président de la République! Vous vous rendez compte, j’avais à peine 20 ans! Et en plus les filles admiraient mes exploits...
« Je crois que la vie est un destin, comme si nous étions sur des rails »
Un jour que nous revenions de la fête d’Auterive – je remontais par la même route que vous avez prise pour venir jusqu’à moi aujourd’hui, je tombe en panne. J’atteins péniblement le garage en haut de la côte, et je tombe… follement amoureux de la fille du garagiste! Un an après, nous étions mariés, et « le Mur de la Mort » est définitivement remisé au placard… ou plutôt au garage ! Oui, car je deviens garagiste, associé avec mon beau-père ! Mais je m’ennuyais, je m’ennuyais… Je m’étais inscrit à la fanfare du village, je lisais… Mais rien n’y faisait : je m’ennuyais comme un rat mort à diriger cette affaire.
Jusqu’au jour ou l’un des mécanos me dit: « Dimanche, y’a une manche du championnat de France de Motocross à Albi. Tu veux venir ? ». Je n’en avais jamais vu de ma vie. Quel choc ! Quand j’arrive sur le circuit, je découvre d’abord le parc coureurs avec ses odeurs de frites, de saucisses grillées, d’huile de ricin, ces grosses motos, ces BSA aux garde-boues chromés… Un bruit extraordinaire ! Puis j’assiste à la course, et alors-là… je suis emballé! La semaine d’après, j’avais acheté une moto et je m’inscrivais illico à des compétitions.
« J’ai débuté en 1958… et en 1962, je suis vice-champion de France ».
Je fabriquais moi-même mes motos ! Je prenais souvent des moteurs 400 Husqvarna que je mettais dans une partie-cycle Bultaco! Pour le Grand-Prix de Budapest, je m’étais préparé une 500 Rickman Metisse à moteur Matchless. Une bombe ! Je courais ainsi tous les dimanches. Un peu partout. Dans toute l’Europe. Puis dans le monde entier !
J’ai même commencé à gagner pas mal d’argent. J’ai dû faire des jaloux à cette époque, car je ne roulais qu’en voiture de luxe : Maserati, Roll’s et autre Jaguar type E… Les gens du village me le rappellent souvent!
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Franck Lucas au Grand-Prix d’Espagne à Barcelone sur Greeves 250, 1962
C’est alors que j’ai la chance de courir le Grand-prix d’Espagne à Barcelone et d’y rencontrer Monsieur Bulto, le fondateur de la marque « Bultaco » (contraction de « Bulto et Compagnie »).
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Franck Lucas avec Monsieur Bulto, Salon de la Moto, 1971.
Il me confie une de ses motos, et je lui demande illico si je peux la ramener en France, en vue de les y importer. Il me dit qu’il n’y voit pas d’inconvénient. Georges Monneret n’importait de cette marque que les modèles de vitesse et quand à Claude Peugeot, il se cantonnait aux Bultaco de trial. Pour le Moto-cross, j’étais donc le seul! Au début, je n’en vendais pas beaucoup. Je me rappelle, j’allais les chercher 3 par 3, puis par 5, puis par camionnette, et ensuite par camion entier! Peu à peu, je suis devenu importateur officiel de tous les modèles ! Mais celle que j’ai le plus vendue, c’était la « Sherpa ». (Le vieil homme qui me fait face aujourd’hui porte une jolie casquette estampillée : « 1955-Sherpa-2016 »). Une merveille cette moto de trial!
Quand je vendais une « Sherpa », je gagnais un client, et un ami !
C’étaient des motos très simples et très robustes car leur moteur ne tournait pas vite - contrairement aux moteurs de cross qui étaient très poussés et qui cassaient facilement. A l’époque j’avais même engagé un coureur très prometteur, plus jeune que moi, un certain… Serge Bacou !
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Serge Bacou sur Matchless Meisse, 1967.
« Quand j’ai été Champion de France en 1966, Serge était mon dauphin.
Il avait un talent extraordinaire ! »
Je décide alors de monter un beau magasin de motos à Toulouse, que je voulais lui remettre! Il en aurait été le Directeur, le gérant. J’avais fait cela pour lui. Mais le jour de l’inauguration, il me présente sa fiancée, qui habitait la Touraine. Serge l’aimait tellement… qu’il l’y a suivi ! Du coup, je me retrouve avec ce grand magasin sur les bras. Je ne me plains pas car il a très très bien marché. Je l’ai tenu jusqu’en 1990.
Après j’ai commis l’erreur de ma vie en le remettre dans les mains de mon chef mécanicien. C’était un excellent mécano. Son frère faisait la comptabilité. Ils ont gagné de l’argent pendant 3 ou 4 ans, et puis… Y’a eu « la Guerre du Golfe». Le magasin était gavé de motos Suzuki invendues – car nous étions devenus multimarques. Ils ne pouvaient plus régler les échéances, et hélas… je me suis porté caution. Pour eux. Par affection. J’ai tout perdu. Tout le travail d’une vie, parti en fumée.
Le cadavre de cette entreprise m’a couté plus de 3 millions francs.
A 60 ans, j’ai dû repartir de zéro. Tout au long de ma carrière, j’avais placé mon argent dans la pierre et, en revendant tout, j’ai pu solder les dettes. Je n’ai pu conserver que cette maison où nous sommes ».
Une maison toute simple, au sommet d’une butte, qui surplombe tout un vallon. Franck Lucas me révèle alors la raison de cette immense véranda où nous conversons. Comme il possédait à l’époque toutes les terres alentours, il fit tracer un superbe terrain de cross… qui encerclait sa propre maison ! La véranda servait de Tour de contrôle et de balcon VIP, notamment pour les journalistes venus couvrir les épreuves qu’il y organisait ! Fa-bu-leux ! Cette manche du Championnat de France de Motocross de Puylaurens, il la courait… de chez lui !
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Gilberte et Franck Lucas, chez lui, au Motocross de Puylaurens, 1962.
Une idée grandiose. Je suis bluffé. Aujourd’hui, il est bien difficile d’imaginer où pouvait bien serpenter la piste, car la nature a repris ses droits depuis belle lurette. Mais l’esprit du lieu est toujours là. J’en devine maintenant parfaitement le tracé dans le regard que cet homme pose sur sa colline, comme un vieux marin regarde la mer. Dans le silence total de cet après-midi de fin d’hiver, j’entends avec lui les clameurs du public, et les hurlements des motos après chaque virage qu’il me dessine du doigt.
« Dans la vie, tout est une question de rencontre finalement»
Par exemple, si au Salon de la Moto de Paris en 1973, je n’avais pas rencontré Christian Gallissian, je n’aurais jamais grimpé le Kilimandjaro en Bultaco ! Je revois encore ce jeune homme qui vient vers moi, et qui me dit : « Voilà, je suis journaliste et aventurier. Je viens de faire le tour du monde en 80 jours avec une Renault 4L. J’envisage de faire une expédition sur le Kilimandjaro, en moto cette fois. Donnez m’en une !». Je réfléchis un moment et je lui dis : « Je veux bien vous prêter une Bultaco, mais je fais l’expédition avec vous ! ». Le nom de Kilimandjaro m’avait séduit ! Mais je me rends compte très vite que ce gars-là n’a jamais fait de moto de sa vie ! C’était un jeune sportif certes, mais il n’avait jamais pratiqué ni le motocross, ni le trial, ni rien du tout !... Et il veut escalader le Kilimandjaro! J’ai 40 ans à l’époque, et je me dis : « Après tout, pourquoi pas? ». Christian s’arrange avec Ford pour avoir un camion, et moi j’engage un mécano pour nous suivre. Et en avant l’aventure ! »
Le visage de Franck Lucas s’illumine soudain. Ses yeux pétillent. Le verbe se fait plus alerte, le corps se ranime. Il me glisse : « Je revis de vous raconter toutes ces bêtises ! ». Cet homme n’est plus avec moi, il n’est plus dans cette maison encombrée de coupes et de trophées empoussiérés. Non, il est maintenant sur les pentes du Kilimandjaro, haletant par manque d’oxygène, mais déterminé à atteindre coûte que coûte ce cratère qui le toise mais qui se dérobe sous les roues qui patinent dans la cendre froide. Il redevient alors ce « Conquérant de l’inutile », comme il aime à se définir.
« Déjà la traversée de l’Afrique, en fourgon, c’est quelque chose ! La Tanzanie, ce n’est pas à coté, à côté… C’est simple, on roulait nuit et jour ! Que d’aventures pour traverser les frontières ! Il fallait parfois faire des demi-tours de plus de 300 kilomètres au moindre tampon manquant sur le passeport… C’était dingue! Le Cameroun, puis le Kenya… Nous sommes partis place du Capitole à Toulouse début décembre 1973, et nous sommes arrivés au pied du Kilimandjaro… le 9 janvier ! Mais arrivés au pied du Mont Kibo : INTERDIT ! « Interdit aux motos et à tout engin à moteur ». Je comprenais tout à fait que cela puisse déranger les groupes de marcheurs. Et les écologistes ont bien raison. Mais imaginez un peu ma déception ! Christian Gallissian me dit calmement: « C’est pas grave. Moi j’ai rempli mon contrat avec Ford. Je leur ai dit que j’amènerai le fourgon au pied du Kilimandjaro. Je prends deux photos, et c’est tout bon ». « Ecoute-moi bien : je ne suis pas arrivé jusqu’ici pour prendre un camion en photo. Alors nous allons démonter ma moto en 12 parties que nous allons ensuite distribuer à 12 porteurs. (Car les sherpas n’avaient pas le droit de porter plus de 12 kg de charge chacun). Nous passerons ainsi la baraque des gardes incognito, et je remonterai la moto un peu plus loin! »
« Je veux atteindre le Kilimandjaro ! »
Et j’attrape une clef de 12 ! Les différentes parties de la moto sont soigneusement enveloppées dans des sacs de jute. Il n’y avait que les roues qui dépassaient. Je me revois encore arriver à la frontière, à 5 heures du matin. Mais quand les douaniers ont vu les roues, ils ont demandé ce que c’était. Heureusement un des sherpas a répondu que nous allions tourner un film, et que les roues serviraient à porter la caméra ! Et nous sommes passés ! Moi, je portais le moteur, avec mon copain mécano grâce à une grande perche à la chinoise. Nous étions dingues quand j’y repense.... Moi qui ai tant de peine à me déplacer seul aujourd’hui …. Quel fou !… Au bout d’un kilomètre, je n’en pouvais plus. Le moteur faisait quand-même 33 kilos ! Hélas, nos porteurs nous avaient distancés. Je décide alors de cacher le moteur entre deux rochers, et nous continuons notre marche. Il restait encore 15 kilomètres jusqu’au refuge! Arrivé là-haut, j’explique la situation à Galissian. Pour 10 dollars, un porteur démarre en courant, tout seul, pour aller le chercher ! Et seulement deux heures plus tard, il revient… avec le moteur sur la tête !!! Oui, sur la tête ! Et il marchait à bonne allure, croyez-moi ! C’était vraiment un exploit. Ces hommes sont extraordinaires !
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Franck Lucas et Christian Gallissian sur les pentes du Kilimandjaro, 1974.
Le lendemain, au petit jour, nous remontons la moto et elle démarre au quart de tour ! Je saute dessus et…
«... Là, j’étais le Roi de la terre ! »
Soudain, une immense cascade de rochers. Une vraie zone de trial. Et moi, « pop, pop, pop, pop… », je la remonte petit à petit. Des alpinistes ont applaudi à mon arrivée au pied du sommet ! Mais le plus dur restait à faire. Le jour suivant, j’atteins un plateau immense, complètement lisse, comme si je débarquais sur la lune. Et j’attaque enfin la dernière montée. C’était comme de grimper sur un tas de gravier ! La roue arrière labourait la lave pulvérisée, mais la moto n’avançait pas. J’optais pour une montée en zig-zag. Je tirais des bords. Je suis tombé des centaines de fois. L’enfer. Je n’en pouvais plus. Mais je gagnais du terrain ! Petit à petit, petit à petit… J’arrive à 50 mètres du sommet. Je suis comme hébété. J’ai une irrésistible envie de dormir, et je tombe. Heureusement, Gallissian me rejoint à pied avec une bouteille d’oxygène ! Il m’enfila un tube de nylon dans chaque narine et me dit : « Respire lentement par le nez, et expire par la bouche ». Je l’entendais à peine. Peu à peu mon cerveau se rafraichit, et une curieuse sensation de bien-être me gagne en trois minutes. Christian ajoute : « Tu vois là-haut, les drapeaux ? C’est le Gilman point. Si tu y arrives, tu seras le Champion du Monde d’Altitude en moto ! »
Mes forces étaient revenues! Je remets le moteur en marche, et je bondis vers l’assaut final! Je dépassais même les drapeaux. Plus loin une plaque commémorative en l’honneur de l’explorateur Gilman. Mais l’effet de l’oxygène commence à disparaître et ma lucidité diminue. Je donne un dernier coup de gaz pour atteindre le sommet… et je manque, de 20 centimètres, de basculer dans le cratère! Nous avions réussi ! Nous étions sur le toit de l’Afrique ! Je signe le Livre d’Or placé là, dans un coffre métallique, juste à côté d’une plaque indiquant l’altitude : 18 635 pieds et …
« Je m’effondre en larmes, d’épuisement.»
Franck Lucas reste silencieux un moment. Il me fixe, un peu essoufflé, comme ce fameux 9 janvier 1974, au sommet du Mont Kibo. A 84 ans, son cœur s’emballe à l’évocation de cette chevauchée fantastique. Son regard scintille encore du panorama qu’il y découvrit : une dentition de glaciers blancs enracinés dans la gencive noire du volcan. Au lointain, la savane africaine.
« Monsieur Lucas ? Monsieur Lucas, je vais vous laisser vous reposer maintenant». « Non, non. Je revis de vous raconter tout cela. Restez encore un peu. Après le Kilimandjaro, qu’est-ce que j’ai bien pu faire comme bêtise?... Ah oui ! La Traversée des Chutes du Niagara ! » « Pardon ? ». « Oui, en moto ! En équilibre sur un câble. Il suffit d’enlever les pneus, et les jantes sont à la bonne taille !». Ben voyons… « Mais enfin, Monsieur Lucas, ce n’est pas possible». « Mais si ! Là non plus ce n’était pas mon idée, mais elle m’a bien plu !
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Franck Lucas au Salon de la Moto de Toulouse, alors importateur Harley-Davidson, 1972.
J’étais à mon bureau à Toulouse, dans mon costume de PDG de société et je rentrais tout jute de mon premier voyage en Concorde ! Vous vous rendez compte. Moi, le fils d’un petit ardoisier… Enfin bref, ce jour-là débarque un bonhomme - que ma secrétaire ne veut pas faire rentrer, car il n’a pas rendez-vous. Je lui demande ce qu’il veut et il me répond : « Je m’appelle Henry’s ; je suis funambule. Je présente souvent des spectacles d’équilibre sur un câble installé à trente mètres de hauteur sur le parking des supermarchés ». Rien dans son allure n’indiquait que cet homme était un des plus grands funambules de tous les temps. Il possédait pourtant un palmarès incroyable. Il avait réussi à vivre 180 jours et 180 nuits, à trente mètres au-dessus du vide ! Trois mois dans une petite cabane, en équilibre sur un fil, au-dessus d’un parking ! Nuit et jour ! Devant huissier. Un prodige! Il me dit : « Y’a un truc qui me tracasse depuis longtemps, je voudrais traverser les Chutes du Niagara, en moto ! Cela n’a jamais été fait. Offrez-moi une Bultaco ! Mais personne ne doit être au courant, car c’est absolument interdit ». Je m’entends lui répondre :
« D’accord. Je paye la moto, le voyage et la semaine complète à Toronto,
mais c’est moi qui pilote la moto ! »
« Vous, vous serez au-dessus, pour maintenir le tout en équilibre». Il accepte avant d’ajouter : « Et ma femme fera balancier sur un trapèze, en dessous!» Marché conclu !
Et nous voilà partis à « Niagara Falls » ! C’est un endroit magnifique. Il y a là-bas une nacelle pour transporter les touristes, portée par plusieurs câbles, qui fait la navette d’une berge à l’autre: « The Spanish Aero Car ». C’est sur l’un de ses câbles ce funambule de génie voulait que nous roulions. Le lendemain, nous quittons notre hôtel dès l’aube, avec des mines de conspirateurs. Nous avions revêtu tous les trois des combinaisons rouges afin de rester bien en vue des journalistes que nous avions informés, en grand secret, de notre tentative.
Nous arrivons avec notre fourgon au départ du câble de la nacelle. Mais les ingénieurs avaient prévu que des dingues comme nous tenteraient ce genre de sottise, et un grillage de deux mètres en barrait l’accès ! Nous avons tout simplement décidé de porter la moto à bout de bras pour la passer par-dessus avant de la faire redescendre, avec un cordage, jusqu’au câble. Mais juste au moment où nous passons la moto, arrive une voiture de Police! Et bien, j’avoue que… j’étais presque content qu’ils nous arrêtent ! Je me rendais compte peu à peu de la folie que nous commettions. Mais les policiers ont surtout regardé Janick, la femme d’Henry’s… Et comme nous étions tout de rouge vêtus, ils nous ont pris pour des employés de maintenance ! Et ils font demi-tour!
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Franck Lucas, Henry’s et Janick, escaladant la nacelle du Spanish Aero Car, Niagara, 1975.
Nous installons donc la moto sur le câble, et je la démarre. Henry’s monte sur mes épaules tandis que son épouse se suspend, par les pieds, dans le trapèze que nous avions soudé en dessous de la Bultaco. Nous décollons de la rive... Mais le plus dur restait à venir ! On avance, on avance… Nous avions fait peut-être 10 mètres, et là, sur le câble, nous découvrons un gros arrêt, fixé par plusieurs boulons. C’était la butée de stop de l’AeroCar. Bien plus large que la largeur de la jante avant. Henry’s descend sur le câble, et tente de soulever la roue pour passer l’obstacle. Mais il n’y parvenait pas ! En plus de la moto, il y avait moi, sa femme en dessous, et tous les supports en ferraille... Je décide alors de descendre à mon tour sur le câble… Et à nous deux, nous sommes arrivés à tout soulever! Une fois la roue avant passée, la roue arrière qui était plus large, a enjambé l’obstacle sans problème. Ca y est, nous pouvions nous lancer!»
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Photo floue mais seul témoignage du difficile démarrage au-dessus du Niagara, 1975
« Nous avions un petit drapeau français, et en l’agitant, nous avons fait signe aux journalistes placés sur l’autre rive que nous arrivions ! »
Nous attaquons la traversée. Au début, tout allait bien. Mais ce câble n’était pas un câble « porteur » ! C’était un câble « tracteur », peu tendu et nullement prévu pour soutenir une telle charge. A mesure que l’on avançait, il descendait vers les rapides! Arrivés à peu près au milieu du fleuve, le câble s’est tellement affaissé, que la chevelure de Janick – toujours suspendue par les pieds, touchait presque l’eau. Il fallait maintenant attaquer la remontée. Mais je me rends compte alors que le câble est graissé ! Je sens de suite que si j’accélère trop, la jante arrière va patiner. Heureusement que la Sherpa a beaucoup de puissance sur les bas-régime, et je décide de monter sur les coups de piston : « Poum, poum, poum »… Henry’s, au-dessus de moi, hurlait : « Accélère !!! Accélère !! ». Je lui répondais, entre mes dents: « Laisse-moi faire, laisse-moi faire… ». Et, comme un trialiste, je gagne mètre par mètre. Je remontais, je remontais… De temps en temps, ça patinait un petit peu : « Chuuuuook »… mais ça reprenait ! Et nous sommes arrivés ainsi sur l’autre rive !...
… où les flics nous attendaient !
Ils ont chopé Henry’s, et l’ont embarqué dans la voiture. Ils l’ont interrogé, en faisant venir un interprète. Au bout d’un certain temps, le propriétaire du « Spanish Aero Car » est arrivé, fou de rage. Il hurlait jusqu’à ce qu’un journaliste lui gueule : « Ferme-la un peu! Avec nos articles on va te faire une publicité monstre. Demain, t’auras un monde fou ! Alors laisse-les tranquille! ». Du coup, il n’a pas porté plainte ! Le commissaire de Police a fini par déclarer: « Bon, vous n’avez rien détérioré, y’a pas de plainte, promettez-moi de ne plus recommencer… et vous nous dédicacerez des photos, pour la famille ». Le lendemain, nos exploits étaient à la Une de tous les journaux !
Frank Lucas me sourit. Il ferme un peu les yeux et me glisse : « Revenez une autre fois. Je pourrais alors vous raconter mon ascension de l’Aconcagua, sur la Cordillère des Andes.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]La Cordillère des Andes, 1976.
Toujours avec cette brave « Sherpa », que j’ai encore au fond du garage ! Après ma carrière, je me suis aussi passionné pour l’aviation, la navigation. J’ai fait des tas de projets sur terre, sur mer, dans les airs…
« Mais au fond, je n’ai été qu’un conquérant... de l’inutile ».
« Mais vous en avez fait rêver plus d’un, Monsieur Lucas ! ». « C’est gentil». Je fais quelques pas vers la sortie quand il ajoute ces mots : « Je me dis parfois que la vie est comme une balle de golf. On tape dedans, elle a une trajectoire plus ou moins longue, mais elle finit toujours par retomber. Et par rentrer dans un trou. Mais son parcours, mon cher ami, est vraiment une aventure ma-gni-fiiiiique! »
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Franck Lucas chez lui, devant sa vitrine de trophée avec ses archives sous le bras. Mars 2017.
Propos recueillis par Stéphane Batlle.
Photos personnelles de Franck Lucas.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Une Moto pour l’aventure par Frank Lucas,
Ed Terra de Cocanha, 2003