Pour Soili,
encore un 20 mai ... quelle triste date ...
20 mai 1973, Grand-Prix des Nations à Monza. C’est le printemps en Italie, il fait beau et chaud, mais pas trop, la veille il pleuvait,
mais le matin l’ambiance est plaisante et légère, il fait bon vivre, la vie est belle. Soili se souvient : c’était si bien d’aller en Italie au printemps, quand on quittait la Finlande et son si long hiver, on prenait un ferry Silja Lines et dans notre modeste cabine on entendait le bruit des glaces heurtant la coque du navire ! Jarno est détendu, il se promène avec Soili dans le paddock, signe des autographes, il est souriant,
il a les cheveux trop longs, j’aurais du les lui couper.
Il ne se fait pas trop de souci pour la course des 250 qu’il pense gagner pas trop difficilement, un peu plus pour celles des 500 où il sait que le combat sera dur, il veut se venger de la déception d’Hockenheim, et bien sûr, il est un peu déçu que son engagement en 350 n’ait pas été accepté ... Ah l’Italie ! il faut laisser Ago en paix en 350 ! Ferry Brouwer lui a modifié un carénage de 250 pour la 500 pour améliorer l' aérodynamique qui compte tant ici, d'habitude c'est Vince French qui lui fait toute la mécanique, mais pour la première fois c'est Ferry qui s'est occupé de ce travail de chaudronnerie alu !
Il maudit la piste de Monza dont le revêtement a de véritables marches d'escalier par endroit indignes d'un GP, il l'a déclaré hier à la Presse.
Mais la vie est si belle ...
15:17 ... une minute après le départ ... le drame absolu, celui qui marque une génération, qui nous fait tous entrer dans l’âge adulte, le temps t0 de la prise de conscience de la nécessité de sécuriser la moto de vitesse. Bubu a écrit quelque-part que le Dieu-Moloch de la course avait exigé ces 2 sacrifices pour faire rentrer la compétition moto dans l’ère moderne ... C’est un peu vrai. En tout cas le "drame de Monza" a alimenté des veillées motardes pendant des années, les plus jeunes demandant aux plus vieux, présumés sachants "et alors, il s’est passé quoi, raconte ?" et le vieux de baisser la tête et de dire "on ne saura sans doute jamais" ... surtout que l’hypothèse longtemps retenue, et exprimée d'emblée, de l’huile sur la piste convenait à tout le monde et était considérée comme un acquis.
Mais quand même, pourquoi 42 ans plus tard, y a t’il toujours la même aura de mystère autour du drame, pourquoi tant de "peut-être", tant de non-dits, et surtout tant de mensonges ... et à quoi bon vouloir les lever ?
Pourquoi ? Surtout que c’est quand même un sujet maudit ... une sorte de "péché originel". Bubu a écrit aussi un article intitulé "les fantômes de Monza", Mario Lega dit que les pilotes présents et survivants ont à jamais "la Marque de Monza", Black Sunday pour les anglophones ... rien que d'en parler, rien que d'écrire sur ce sujet, j'en ressens un malaise indicible.
Le MJ suivant affiche un sinistre bandeau de bas de page :
28 juillet 2013, je suis au restaurant à Turku, j’ai invité Soili, je suis encore un peu timide, le lendemain c’est son anniversaire, on parle de choses et d’autres, la langouste est bonne et le vin blanc acceptable ... et tout d’un coup, elle me parle de Monza ... je suis interloqué ... tu es sûre que ça va ? que c’est le lieu et le moment ? elle me répond
oui, je suis guérie, j’ai totalement récupéré, je peux en parler ... mais ses yeux disent le contraire ...
Elle m’explique :
j’ai déprimé vraiment beaucoup pendant 2 ans, et pendant tout ce temps j’ai cherché à savoir, à comprendre, j’ai épluché à la loupe les photos existantes, j’ai même appris l’italien pour lire ce qu’il s’était écrit en Italie, et je n’en ai retiré que de la confusion, plus je lisais, moins j'en savais ... Mario Lega m’a beaucoup aidé plus tard en me disant que Jarno n’avait pas souffert, mais c’est Dieter Braun dont j’ai croisé le regard lorsqu’il revenait aux stands, qui a mis ses mains devant ses yeux en me regardant qui m’a fait comprendre ... mais en fait, je n’ai jamais eu de certitudes. Et Soili parle ensuite d’autre chose, évadant son esprit du drame par la fuite, avant que ses yeux ne soient embués, comme elle va danser ou écouter de la musique pour penser à autre chose ...
mais que s’est-il passé pour de vrai ? Cette interrogation, je l’ai entendue la formuler plusieurs fois depuis 2 ans ... et pourtant c’est à elle que l’on demande son avis quant aux circonstances du décès de Jarno sur la page wikipedia de Jarno ...
Nous sommes désormais une civilisation de l’image, de la Go-Pro, de la HD et de l’arrêt sur image, certes notre culture chrétienne fait que l’éthique journalistique ne montre pas trop les collisions fatales, mais bon, quand dans un GP de Malaisie un pilote italien percute la tête d’un autre pilote italien ... on le voit tous, les familles aussi, et finalement ça aide considérablement à la construction du deuil. C’est même fondamental. En on a beaucoup plus de mal à faire son deuil si on ne sait pas de quoi l’être aimé est mort. C’est pareil lorsque un avion de ligne disparaît corps et biens dans la mer, c’est bien plus dur pour les familles que lorsqu’il percute une montagne.
Pourquoi vouloir clarifier le mystère ? et à quoi bon ?
Et bien pour toi, Soili, pour t’aider à finaliser ton deuil, il y a eu trop de mensonges et de dilution des responsabilités "au plus politiquement acceptable" (l’huile sur la piste qui arrangeait tout le monde), de non-dits d’autant plus compréhensibles qu’il y a une sorte de terrible culpabilité collective "comment a t’on laissé faire ça ? laisser tuer le nouveau Dieu de notre sport favori, l’icône de toute une génération". Les fidèles ont tué leur Dieu et ils se sentent tous coupables. Depuis 40 ans la mort de Jarno est associée à un point d’interrogation et ce n’est pas tolérable. Tu as besoin d’un "scénario crédible", loin de toute pression, et aussi rigoureux que possible.
Ta quête de la vérité ne s'est jamais achevée, tu sais qu'on t'a toujours menti à ce sujet ... quand tu viens chez moi pour la première fois, j'ai fait une pile des MJ72, si agréables à lire, et une autre des MJ73, que j'ai expurgée des numéros "sensibles" ...
et où as tu mis ceux qui manquent ? je veux les lire aussi !Alors, on essaye de faire abstraction de l’affect, on essaye d’être objectif, lucide et indépendant, quasiment "chirurgical". Même si je sais que je m’expose à la critique.
Qu’a t’on comme documents ? :
La photo bien connue de Christian Janin, elle est de fin de crash on voit Mike Grant arriver sur ses roues au fond et Börje Jansson glisser sur le dos à droite de la piste au premier plan. Renzo est contre le rail de gauche et le corps de Jarno sans casque sur le bord droit de la piste, son casque cassé en 2 à plusieurs mètres de lui.
Et la petite séquence cinématographique que Volker Rauch a acheté à un spectateur sans savoir ce qu’il y avait dans le rouleau et qu’il a utilisée lorsque Yamaha lui a demandé de faire la brochure expiatoire dont les conclusions devaient être non perturbantes mais dont l’analyse est fondamentale. Ça se passe quasiment 30 mètres en amont.
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Les photos terribles que FMD a mis 40 ans à publier (merci à lui) du casque de Jarno et des 2 motos quasi indemnes, juste privées de leur réservoir.
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en fait non, c'est la moto de Kanaya, celle de Jarno n'est pas plus abimée :
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Le témoignage du Dr Claudio Costa qui parle de fractures aux membres supérieurs et inférieurs pour Jarno en plus de son terrible fracas crânio-facial lui ayant arraché une partie du visage. Il ne dit sans doute pas toujours la vérité quand il raconte que Jarno lui aurait dit lors de son crash d’Imola en mars (lorsqu’il s’est fait mal au genou) que "s’il m’arrivait quelque chose je souhaite que vous gardiez mon cuir et mon casque", c’est hautement improbable compte tenu de la psychologie de Jarno ... et maintenant il dit que tout lui a été volé dès qu’il a eu le dos tourné ... pas clair le
confrère ... pas clair ...
L’expertise de la moto de Paso (publiée bien des années plus tard, et donc cachée longtemps !) qui montre un vrai beau serrage aux 4 coins qui peut bien vous envoyer dans le décor (ou vous faire ralentir d’un coup, ce qui si on est suivi à 50 cm à 200 km/h revient au même ...) même avec un second cylindre qui pousse, j’ai une collection de pistons serrés comme ça chez moi, et certains m’ont bien envoyé dans le décor, même avec 2 ou 3 autres cylindres qui poussent !
Les témoignages des pilotes, mais encore ... entre ceux qui ne veulent pas dire, ou qui disent alors qu’il n’ont rien vu, ou qui protègent le copain, ceux qui voudraient oublier ce qu’ils ont vu et s’enferment dans le déni ... ceux qui sont atteints d'un véritable Post Traumatic Stress Syndrom, et ceux qui ne sont plus là ... c’est DIEU qui a été tué, ça se comprend qu’il y ait une omerta, un tabou, et puis ... c’est l’Italie, il faut ménager diverses susceptibilités. Alors on a chargé au maximum les organisateurs de Monza et leur incurie et la Benelli de Walter Villa qui portera cette croix bien injuste toute sa vie (on l’a obligé à repartir du stand pour marquer des points avec sa Benelli fumante et vaporisante, mais pas ruisselante ...).
L'absence de témoin oculaire crédible est aussi étonnante, puisqu'on a même un témoignage de quelqu'un qui dit que le corps de Jarno était enfoui derrière les bottes de paille, à l'extérieur, alors qu'il était de l'autre côté de la piste, à l'intérieur, sur la photo, que de mensonges, d'illusions, de fantasmes ...
Celui qui dit vrai, à coup sûr, c’est Chas Mortimer "J’ai tué Paso qui était en train de se relever et je l’ai percuté pleine poitrine", il l’a dit à sa veuve Anna, lors de l’hommage 2003 à Monza "tu sais que j’ai tué Renzo ?", en la serrant dans ses bras, et bien ça lui a permis d’en guérir à Chas, puisque, bien sûr, c’est un fait de course et que sa transparence le grandit.
Mario Lega est très péremptoire sur l'huile, il dit qu'il a vu la moto de Renzo se dérober de l'avant, pas se bloquer de l'arrière comme sur un serrage, mais c'est vrai qu'un pilote aussi expérimenté que Renzo a pu avoir le prompt réflexe de la main gauche ...
Le GP des Nations était le premier GP diffusé en direct à la RAI, mais paradoxalement il n’y avait pas de caméra dans la grande courbe à droite qui est à 1 km du départ et qui est bordée d’arbres. C’est une courbe qui se prend à fond.
Si on sort, on part dans les rails recouverts de bottes de paille avec un angle de pas plus que 30°, au pire 40°.
La Yam de Jarno est bien réglée, pas trop riche, et n’engorge pas au départ alors que près de la moitié des pilotes engorgent parce que réglés trop riche et le peloton est déjà scindé d’emblée en 2. Dieter Braun a lui aussi une moto bien réglée et de grandes jambes, il part en tête. Il raconte plus tard que, sachant qu’il y avait de l’huile, il ne prend pas la trajectoire habituelle et ne passe pas la 6 mais reste en 5 ... Grand Dieu ! en tête d’un GP il resterait sur l’avant dernier rapport ... comment le croire ? peut-être lorsqu’il a été quasi seul pendant presque 2 tours, alors. Son témoignage sent le témoignage de complaisance pour orienter le sens de l'Histoire ...
La moto de Renzo vient d’être équipée d’un refroidissement liquide partiel mais a encore des ailettes aux cylindres, elle est équipée de pistons Yamaha, mais bien réglée elle démarre bien. Il fait bon, mais pas trop chaud, mais on part avec un moteur froid et d’emblée à fond ... et on arrive dans la zone boisée de la Curva Grande, où l’air est plus dense, c’est quand même un peu le modèle expérimental pour serrer ... s’il serre et que Jarno est dans sa roue, l’accrochage est quasi inévitable, à 200 km/h (c’est 55m/sec) en 1/2 seconde ils sont dans les bottes de paille (la piste fait à peine 10m de large), les motos percutent le rail et les réservoirs pleins éjectés reviennent sur la piste où ils prennent feu ... On voit bien Jarno voltiger quasi indemne, avant l’impact à 30° contre des bottes de pailles ... sur la piste c’est donc désormais un mur de flammes. Renzo quasi indemne, après cette glissade presque parallèle au rail, essaye de se relever ...
Il y a de solides chance que Jarno le soit aussi. Avec l’angle d’incidence très ouvert de l’impact, il est peu probable qu’une des 2 motos ait rebondi et soit revenue faucher Jarno, parce que ça a été dit aussi, sans que ce ne soit à 100% exclu, il faut être honnête. Mais normalement, si les 2 motos sont à la même vitesse, lorsqu’on voit Jarno voler tête en bas, la moto de Paso devrait avoir déjà rebondit avec un angle efférent de 30° sur la piste ...
Kanaya glisse à l'extérieur le long des bottes de paille et ne se blesse pas, Lega et Gallina passent sans tomber, par miracle.
Le peloton arrive, face à un mur de flamme, que font les pilotes ? ils coupent les gaz et se laissent glisser là où la force centrifuge les mène : à l’extérieur, et ce d’autant plus que 40 litres de mélange bien gras brûlent sur la piste. Ou bien ils freinent. Et les 2 litres d’huile que la Benelli 350 avait laissé sur la totalité du circuit lors de la course précédente n’ont pas du faciliter le freinage d’urgence et le contrôle de la trajectoire. D’ailleurs Chas raconte dans le livre de Ted Macauley (The Yamaha Legend 1979) "j’étais environ dixième, j’ai glissé et je suis tombé tout de suite dans l’entrée de la courbe, et je pense avoir vu le corps de Jarno à droite de la piste"
Toujours est-il que Jarno est initialement sur le bord gauche de la piste, est-il couché ? est-il déjà à genou ? Rodney Gould dit qu’il a eu un témoignage d’un pilote disant qu’il était assis, en tout cas un impact à haute énergie cinétique l’atteint en pleine tête, un repose pied de moto ? un tube de fourche ? un carter moteur d’une moto couchée ? plausiblement d’une des motos du tout premier groupe, lancée encore à pleine vitesse, et l’énergie cinétique transférée est telle que Jarno est mortellement touché immédiatement mais aussi que son corps est projeté en direction du côté droit de la piste ... son casque et son crâne explosent comme un oeuf dès le premier impact, la piste est alors un empilement fumant de motos et de pilotes en perdition, il est hautement plausible que les fractures des membres soient liées aux divers concurrents qui lui ont roulé sur les jambes et les bras alors qu’il était déjà mortellement atteint, au milieu de la piste, puis à droite ...
La casque brisé témoigne de l’énergie de l’impact, puisqu’on ne peut même pas dire au vu de son état si l’impact a été plutôt frontal ou occipital ...
L'omerta quant au sort de Jarno est peut-être aussi lié au fait que plusieurs pilotes se sont sentis impliqués ...
Le lundi matin, une bonne averse a rincé la piste de Monza comme si le destin lui-même voulait effacer les traces de sa vilenie ...
Ted Macauley, toujours citant Rodey Gould, dit aussi que c’est «l’ami suédois de Jarno» donc de toute évidence Börje Jansson qui aurait été celui qui ... alors que ce pauvre Börje glisse sur le dos sur la droite de la piste, et peut-être bien en effet qu’il heurte le corps de Jarno qui gisait, selon ses dires, au milieu de la piste (donc à gauche, puis au milieu, puis à droite au fil des collisions) ... mais sûrement pas celui de l’impact mortel. C’est d’autant plus navrant que Börje était vraiment l’ami de Jarno, qu’ils parlaient souvent ensemble de sécurité et de dangers de la course, et que le drame de Monza l’a tellement affecté qu’il en a cessé de courir. Il n’avait pas besoin d’être en plus accusé injustement d’avoir "tué" Jarno ! Détail terrible, Börje n’avait jamais entendu parler du livre de Ted Macauley (et s’en portait plutôt bien ! ) et Arto Teronen, qui a écrit le livre sur Jarno ne pouvait guère l’imaginer, et c’est donc lui qui, chez Börje, lui a demandé ce qu’il avait à dire en réponse aux affirmations du livre ... drame ... et Börje n’est toujours pas en paix à ce jour avec cet écrit.
L’été dernier à Imatra, Soili me propose de rejoindre à table Mick Grant qui mangeait seul, elle ne l’avait jamais revu depuis Monza, émouvantes retrouvailles, et spontanément Mick a eu besoin de dire "j’étais à Monza, c’est moi qu’on voit au fond, j’étais réglé trop riche j’ai engorgé, je suis arrivé dans l’apocalypse, je n’ai vu qu’une scène de guerre" et Soili l’a remercié, elle a besoin de certitudes. J’ai senti FMD très troublé aussi lorsqu’il a revu, non sans émotion, Soili au SML ... On se sent tous coupables et impuissants devant elle ... bien sûr, rien ne lui rendra son Jarno et la vie heureuse espérée alors et déjà planifiée, mais si au moins elle pouvait vivre en paix avec ses souvenirs, n’en conservant que les bons moments, et ils sont nombreux ... alors, Soili, je t’offre, non pas une certitude, mais un modèle plausible et cohérent des conditions effroyables dans lesquelles tu as perdu ton Jarno.
Pour refermer en paix le livre du Passé et regarder devant ... où je te souhaite le meilleur des futurs ...
J’ai colligé divers témoignages et lectures, celui de bubu exprimé quelque-part sur pit-lane et dans "les fantômes de Monza" étant de loin le scénario le plus ressemblant au mien, et des discussions avec Soili, et du livre de Ted Macauley.
C’est un scénario, possible, plausible mais bien sûr, pas certain ...
Si ça peut t’aider Soili ... notre Fée Clochette ... pour la paix de ton âme.
Peut-être que moi aussi, j’avais besoin de l’écrire.
Demain matin, elle va comme tous les 20 mai sur la tombe de Jarno, lui parler, et elle va lui dire qu'en Europe du sud on ne l'a pas oublié ...
(photos FMD, Ch. Lacombe Ch Janin et internet DR)